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« Stranger things » : il était une fois un monde étrange… le nôtre.

Sans doute faut-il prendre au sérieux les films de [mauvais] genre : qui veut en conter au public, large, de teen-movie d’épouvante – mâtiné de sci-fi et de fantasy… ugh ! – ferait mal son compte. Aussi, « Stranger things » sert la belle parodie, la blague potache délectable. Mais, derrière la naïveté apparente, assumée, clamée, la série fantastique de Netflix a bien la prétention des contes étiologiques. Et, coquetterie suprême, voilà qu’elle ne se contente pas d’interpréter notre décennie terrible mais se mêle d’eschatologie avec une gravité inattendue.

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues

Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,

Fileur éternel des immobilités bleues,

Je regrette l’Europe aux anciens parapets ! […]

« Le Bateau ivre », Arthur Rimbaud

Nous sommes en 1984. Ronald Reagan est en passe d’être réélu et il est décidé à en finir avec le communisme. Dans la lutte qu’ils mènent, les savants prométhéens de la CIA voient leur arme secrète leur échapper. Tel est l’argument de la série. L’allégorie est désormais familière : la bête qui échappe à l’Amérique est celle d’Al-Qaïda et ses épigones qui ont, en Afghanistan, permis de battre les Soviétiques1.

Des méchants et des gentils

Cette dialectique vieille comme le monde est portée par de jeunes adolescents nourris de culture geek qui recréent continuellement leur mythologie et nous accablent avec une terminologie composée de « démo-chiens », et autres noms « top », hypocoristique au possible et tout à fait agaçante. Mais, à bien y penser, cette dérision se justifie tout à fait : la Guerre froide ne proposait rien d’autre qu’un monde bipolaire, binaire. Avec le recul, c’était aussi bête et infantile que cela2.

Le geek ou la nostalgie d’un monde effacé par les GAFA

Le monde des années 1980 nous apparait étonnamment lointain. Ce qui le rend étrange, c’est sa déconnexion avec ses moyens de communication bancals : la scène éloquente de Joyce Byers et son fauteuil qu’elle doit rapprocher d’un téléphone absolument fixe, peu fiable, les talky-walkies, caricatures de nos téléphones mobiles, l’émetteur de radio du lycée qui explose à la première utilisation, le morse (oui, le morse !…), dessinent en creux le monde de Google. D’où certainement, cette profonde nostalgie pour une époque maladroite, imparfaite, mais tellement plus émouvante. Eloge de la transmission : Will découvre les Clash grâce à son grand frère et non pas Youtube.

Ce monde est une hésitation. Lucas, Mike, Will, Dustin l’ont imaginé meilleur avec les balbutiements de l’informatique grand public (c’est la connaissance du langage « basic » qui sauve nos héros à la fin de la saison 2) mais, trop candides, ils se sont laissés déposséder par des plus cyniques. Facebook, nous disent les auteurs, ne peut inventer une bande de copains qui font du vélo, et Joyce ne serait pas encombrée par ses courses si Amazon les lui livrait via une appli d’Iphone.

La mise en abyme, l’art du scénariste facétieux

Au début de la saison 1, les quatre gosses jouent dans le sous-sol de la maison de Mike à un jeu de rôle. L’analogie avec les savants fous de la CIA est évidente. La saison 2 elle, commence avec Halloween : ne reprochez pas aux auteurs la poursuite de la série fantastique, ce genre se justifie pleinement. Culture américaine oblige.

Dans la saison 2, Lucas raconte à Max l’histoire invraisemblable de Eleven et de Will ; elle n’y croit pas (« ça m’a plu mais ça manquait d’originalité », dit-elle). « Tu lui as mal raconté » ajoute Dustin rappelant la gageure du mentir-vrai qui doit guider les auteurs. Dans le même épisode, le journaliste Murray Bauman, reclus, en double du scénariste, rappelle à Nancy3 et Jonathan la nécessité de convaincre le téléspectateur : « Ce n’est pas moi qui dois vous croire mais le prêtre, le facteur, le professeur. Votre histoire on l’édulcore avec de l’eau comme le whisky, un truc flippant mais familier ».

Une série est aussi, par définition, un work in progress, et, bien souvent, sa production continue alors même qu’elle est déjà diffusée ; il arrive même que le scénario s’élabore en temps réel. Ainsi, l’on voit Murray faire le point avec ses acteurs Jonathan et Nancy, et relancer l’intrigue : il leur suggère d’accomplir la relation amoureuse que le téléspectateur attend, celle qu’il a écrite (et qu’ils n’ont peut-être pas comprise à la lecture du scénario, l’acteur n’étant pas le mieux placé pour saisir le récit dans sa globalité).

Murray est un personnage-narrateur omniscient qui s’amuse des multiples possibilités diégétiques. On le retrouve à la fermeture de la saison 2, assis, en double du téléspectateur et en admirateur de son œuvre tout à la fois4.

« Stranger things » est une série réflexive, qui se regarde. Mais elle pense aussi son format de série : le plan du monde inversé (épisode 4, saison 2) qui devrait tenir sur une feuille A3  est quasiment à l’échelle 1, étalé dans la maison des Byers, story-board interminable, à l’échelle d’une saga.

La famille, cet étrange concept

On peut légitimement reprocher à la série sa misogynie5. La bête, la matrice, est féminine (avec ses muqueuses, elle rappelle « Alien »6) et c’est elle qui enfante Eleven (elle déchire littéralement une sorte de placenta dans la saison 2) laquelle a ouvert une boîte de Pandore, le « portail »…. Maternité effrayante.

Eleven est androgyne mais ses saignements la rattachent à la féminité… et comme elle est irritable dans ces moments-là ! Toutefois, ce n’est pas une assignation : ce n’est qu’empiriquement, sous le regard des autres (celui de Mike notamment qui viendra l’apaiser, l’apprivoiser), sous le sien (cf. le jeu avec la perruque qui l’embellit, les robes qui l’enlaidissent / la ridiculisent au contraire) qu’elle se détermine. C’est un(e) transgenre : elle ne nait pas femme, elle choisit de l’être.

Ce n’est pas la biologie non plus qui détermine la parentalité. Le rapport avec Brenner, son père, a quelque chose d’œdipien. Elle tue celui qui lui a fait violence avant de constater qu’elle n’a plus de mère non plus. Hopper lui, n’a plus de fille (elle est morte d’un cancer) ; comme Brenner, il est un père trop aimant, il est l’ogre des contes (un flashback le montre jouant avec elle : « Je vais te manger à la sauce paprika… une princesse rôtie au paprika et au jus de viande »).

Hopper sera la figure d’autorité : Eleven doit dépasser son moi. Mais elle ne veut manger que des sucreries et ne supporte pas, enfant-roi qu’elle est, la contrariété. Elle finira tout de même par balayer sa chambre… Si le film est de son temps (on pense aux débats sur le « mariage pour tous » un peu partout en Occident), il n’est pas pour autant  soixante-huitard quant à l’éducation.

Ce n’est pas non plus le lien biologique qui unit Eleven à Kali, sa sœur, une Indienne apparemment, très brune. La famille est une famille d’élection, recomposée et non plus subie.

Réparer le monde

Traduction littérale de « tikkoun olam ». C’est qu’il ne s’agit plus seulement de l’interpréter mais, pour paraphraser Marx, de le transformer, de l’améliorer. Et si j’emploie cette notion issue de la cabale juive, c’est que la série l’intègre dans sa réflexion eschatologique. Reprenons :

– Pour entrer en contact avec son fils, Joyce Byers allume des ampoules. On apprend, lors de sa rencontre avec la mère d’Eleven, que cela fait huit jours que Will a disparu. Or, c’est justement la durée de la fête juive de Hanoucca, fête dite des Lumières, censée faire le lien avec le monde de l’au-delà.

– Pour se purifier, Eleven, ainsi qu’une femme qui aurait eu ses règles, se baigne dans un bassin, représentation symbolique du mikveh que les juifs pratiquants aménagent parfois dans le sous-sol de leur maison.

– Eleven et Will s’abritent dans des tentes, allusion à Soukkot, la fête des cabanes et à l’exil du peuple hébreu, une fête liée à fin des temps, à la venue du messie ainsi qu’à celle des moissons (on se souviendra que la récolte de citrouilles est gâchée par le monde d’en bas).

– L’épisode 7 est intitulé « la sœur perdue ». On pense à « la tribu perdue d’Israël », une tribu située parfois en Afrique en raison de la peau brune de ses membres. Cette recherche relève d’une mission ontologique (« Elle (Kali) veut que je la retrouve », dit Eleven) et l’on sait que ce mythe a donné lieu à de nombreuses investigations.

– La paronymie de Hawkins et Hawking – Stephen –, l’astrophysicien qui étaye scientifiquement la possibilité des mondes parallèles, n’est sans doute pas une coïncidence ; l’existence du lac Jordan elle, est en partie fictionnelle : le lac se trouve dans un autre Etat américain. Il a une valeur messianique, le Jourdain étant le fleuve que traversent les Hébreux pour la Terre promise.

– Enfin, dans un registre plus profane (quoique…), on notera que la tribu de Kali vit dans un ghetto, qu’elle est en proie aux descentes de police (épisode 7, saison 2). « Ils sont tous morts », se lamente un passant fantôme. « Ta souffrance suppure et elle va te tuer », prévient Eleven dont la sœur, tatouée comme elle (ainsi que des rescapées de la Shoah), est animée par l’esprit de vengeance. La Shoah pourrait devenir sa prison, son ghetto. « On sera toujours des monstres pour eux, je crois que ta maison est ici », lui rétorque-t-elle.

Leur chasse aux « nazis » (« Vous faites mal aux méchants ? » demande Eleven) s’apparente à celle des super-héros. L’intertextualité de la série permet de justifier cet épisode qui pouvait paraître trop enchâssé et saugrenu : historiquement, ces super-héros ont été inventés par des dessinateurs de bandes dessinées juifs anti-fascistes et il n’est pas anodin que Kali fasse apparaitre dans son premier tour d’illusionniste des araignées7. Elle demandera à Eleven de déplacer un wagon, souvenir de ces trains que nul n’a eu l’idée de faire dérailler quand ils menaient aux camps.

– « Six,… six,… six personnes ont été kidnappées cette semaine ! » : le nombre de la bête est habilement amené par Hopper (saison 2, épisode 8). N’étant pas versé dans la numérologie, un coup d’œil sur internet me suggère d’additionner les nombres de 0 à 11 (ceux tatoués d’Eleven) afin d’obtenir 66, un nombre divin. Terry Ives, la mère d’Eleven, ressasse des mots dont le sens nous échappe d’abord, puis, comme dans un exercice de gématria, associés à une valeur numérique, ils se révèlent.

Cette relecture permet de reconsidérer les « méchants et les gentils » en les associant à la terminologie biblique et non simplement à l’interprétation naïve du monde à laquelle les gamins nous inclinaient.

La proposition formulée par les auteurs est une lutte entre la culture et un monde sans âme – nihiliste pour reprendre un terme communément accolé à la terreur qui pèse sur nos sociétés d’après-guerre froide. C’est la connaissance livresque notamment qui sauvera le monde. Dustin, l’exégète, le cabaliste (sa casquette est-elle un ersatz de kippa ?) consulte les livres sacrés chez lui, à la bibliothèque, conceptualise, crée des néologismes si les mots viennent à manquer pour interpréter le monde, et, s’il n’y suffit pas, demande l’avis d’un autre maître, le professeur Clark.

Mais la vigilance est requise : Will, issu d’une famille fragile8, traité parfois de « tapette » à l’école, dit sa mère, est susceptible d’être une cinquième colonne (« Je me sens connecté à lui, il est en moi, il est là-bas et ici », formulation éloquente de ces réseaux a-sociaux par lesquels se diffuse le mal, notre ennemi intime qui sait parfaitement nos failles.

  1. Comme en écho à notre actualité, le journal télévisé évoque furtivement le Liban et la Syrie alors en guerre (saison 1, épisode 3).

  2. Aujourd’hui, jeunesse, puisses-tu penser à Trump et Kim Jong Un pour t’en convaincre !…

  3. On imagine que c’est ce « journaliste-scénariste » qui lui a trouvé son prénom qui est aussi celui de Nancy Reagan, l’épouse du président, et celui de sa meilleure amie, Barbara, ainsi nommée d’après le prénom de l’épouse du vice-président Georges H. Bush. Ce personnage est un peu égaré, comme sorti d’un roman de Mary Higgins Clark, il illustre les faits divers américains. Elle est victime d’une lesbophobie assez caricaturale (sa frustration et sa jalousie sont très appuyés comme pour l’accommoder à l’univers interne de l’œuvre).

  4. La mise en abyme fait de Murray Bauman un narrateur homodiégétique et extradiégétique tout à la fois.

  5. L’amour des femmes puissantes : Introduction à la viragophilie, Noël Burch, Epel, 2015

  6. Les citations sont nombreuses, il se serait fastidieux ici de les énumérer toutes.

  7. Superman, un héros juif – Le Monde, octobre 2007

  8. Toutes les familles ont une faille, sont inversées, les enfants étant les héros.

 

– RJ Imran-

 

Vous reprendrez bien une petite dose de cette série ? Retour sur la critique beaucoup plus légère de votre serviteur LPTTS. Stranger Things : n’est pas Spielberg qui veut.

De Papincourt

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